Que signifie représenter les autres ? Est-ce le rôle des élus du personnel de négocier des normes sociales ? Un contrôle démocratique est-il possible à l'intérieur des entreprises ? La culture pour tous est-il un slogan du passé ou une utopie à faire vivre ? Nous avons posé ces quatre questions essentielles à plusieurs personnalités aux approches différentes. Aujourd'hui : les réponses de l'économiste Bertrand Martinot.
Les vifs débats suscités par le projet de loi Travail autour de la négociation collective dans l'entreprise nous ont donné l'idée et l'envie de consacrer une série d'articles au sens que l'on peut donner, aujourd'hui, à la représentation du personnel et aux objectifs qu'elle peut se fixer. Tout au long du mois de juillet, chaque vendredi, nous vous proposons donc de lire des analyses et points de vue différents (un économiste, un sociologue, deux chercheurs en sciences politiques, une philosophe) avec, dans notre dernier volet l'opinion des élus du personnel eux-mêmes, en réponse aux quatre questions suivantes :
1/ Que signifie représenter les autres aujourd'hui ?
2/ Est-ce le rôle des élus du personnel de négocier les normes sociales ?
3/ Quel contrôle démocratique les salariés et représentants du personnel vous semblent-ils devoir et pouvoir exercer sur les entreprises ?
4/ Que signifie aujourd'hui, 80 ans après le Front populaire, l'idée d'un accès à la culture pour tous ?
Aujourd'hui : les réponses et analyses de Bertrand Martinot. Cet économiste a été délégué général à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) ainsi que conseiller social de Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2008. Il a publié en mai 2016, "Un autre droit du travail est possible. Libérer, organiser, protéger" aux Editions Fayard, livre co-écrit avec Franck Morel, ancien directeur adjoint au cabinet de Xavier Bertrand quand celui-ci était ministre du Travail. Dans cet ouvrage aux accents libéraux, Bertrand Martinot défend "le pari" d'un élargissement des thèmes de négociation collective au sein de l'entreprise.
Bertrand Martinot : C’est une question philosophique ! Pour moi, les problèmes de représentativité auxquels est confronté un délégué syndical -dont la représentativité est d'ailleurs fondée sur l'élection depuis la réforme de 2008- ne sont pas fondamentalement différents de ceux que rencontre une personne qui s’engage en politique. Si l’on excepte des stratégies de protection du licenciement par le mandat, qui existent mais qui sont minoritaires, je crois vraiment que le sens de l’action syndicale est de rendre service et d’aller vers les autres, comme le mandat politique à la base.
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
Complètement ! Je suis très pessimiste à ce sujet. Ces valeurs de service et de solidarité n’ont absolument pas le vent en poupe en ce moment. L’esprit de solidarité anime quand même tout être humain.

Mais il tend aujourd’hui à s’exprimer de manière directe, sans intermédiation, en dehors du travail, par l’engagement associatif ou par le bénévolat. Ce sont des engagements beaucoup plus souples, vous faites deux à trois heures par ci par là, vous ne venez pas forcément, alors que lorsque vous êtes dans une organisation syndicale, vous êtes dans une institution plus lourde et plus exigeante, par définition, avec des obligations, des séances de travail, des réunions de comité d’entreprise, des formations, etc. Ce degré d’exigence ne correspond pas à l’air du temps.
Tout comme les politiques ! Aujourd’hui, un homme politique, et c’est sûrement vrai dans une moindre mesure pour un représentant syndical, c’est quelqu’un qui se fait critiquer ou pratiquement insulter du matin au soir quand il rencontre ses administrés. Ce sont des « métiers » peu valorisés.
C’est une question difficile. Il y a une crise de la représentation collective, que ce soit au niveau des institutions nationales, d’une collectivité publique ou d’une entreprise. Les gens aiment de moins en moins être représentés. Ils aiment voter directement ou donner leurs opinions sur les réseaux sociaux. Ce courant individualiste percute tous les corps intermédiaires. C’est un phénomène très inquiétant. Dans l’histoire, cela n’a que rarement amené plus de démocratie ! Mais une démocratie sans corps intermédiaires, des entreprises sans élus ni syndicats, c’est à la fois très dangereux et inefficace. Un patron intelligent a envie d’avoir des interlocuteurs en face de lui plutôt que rien.

Comment remettre en selle ces corps intermédiaires dans l’entreprise ? La solution que je préconise, dans le livre que nous avons fait avec Franck Morel, c’est de leur redonner du pouvoir. C'est l'un des enjeux de la question de l'inversion de la hiérarchie des normes qui fait débat pour le projet de loi Travail. Je crois qu’il faut absolument rapprocher les représentants de leurs mandants. Je plaide donc pour que davantage de thèmes puissent être négociés dans les entreprises, car d’une part il y aurait beaucoup à dire sur les branches et le problème de représentativité qui s’y pose, mais surtout parce qu’il existe un lien dans les entreprises entre un élu et les salariés : un délégué syndical CGT, par exemple, doit rendre des comptes à son voisin de bureau. Le jour où il ne signe pas un accord permettant de sauvegarder des emplois, d’accorder une nouvelle prime ou autre, il devra expliquer sa position aux autres salariés. Et rendre des comptes, c’est aussi une façon de se relégitimer. Pour moi, la seule façon de développer le syndicalisme, de remettre un peu de charbon dans la chaudière, c’est de donner aux représentants syndicaux en entreprise plus de capacité de négocier la norme sociale.
Quand tout est normé par la branche ou par la loi, qu’est-ce qui reste aux délégués syndicaux d’entreprise ? Ce que je propose, c’est un pari. Je ne suis pas du tout sûr, en effet, que cela fonctionnerait. Après tout, peut-être est-on arrivé à un tel degré de défaillance de la représentation que même dans une grande entreprise, les salariés ne font plus confiance à leurs syndicats d’entreprise pour négocier.

Mais ce serait dommage de ne pas tenter le coup. Sur quoi faudrait-il pouvoir négocier dans l’entreprise ? Avec Franck Morel, nous allons très loin sur le sujet. Nous proposons qu’on puisse négocier dans l’entreprise les thèmes et les modalités des négociations annuelles obligatoires, qu’on puisse négocier les clauses de rupture du contrat de travail pour que celles-ci soient prédéterminées, nous imaginons qu’on puisse décider par accord d’entreprise de faire des CDD de projet (CDD de 3, 4, 5 ans, par exemple) et qu’il y ait aussi dans l’entreprise une véritable négociation du plan de formation. Nous proposons même que la rémunération des dirigeants soit un sujet de négociation.
Ce n’est pas du tout un sujet anecdotique : la rémunération des dirigeants est un sujet fondamental. Attention, je parle des dirigeants qui sont des mandataires sociaux ou des salariés, pas des entrepreneurs ! Comme souvent, il faut revenir à Schumpeter et distinguer, parmi les patrons, les entrepreneurs et les managers (*). Qu'un entrepreneur comme Bill Gates qui a changé le monde soit milliardaire ne me pose aucun problème, mais qu’un manager (et parfois en France, il s'agit d'un haut fonctionnaire en disponibilité), aussi talentueux soit-il, soit rémunéré plusieurs millions d'euros annuels a quelque chose d'incompréhensible. La grande majorité de nos patrons ne sont ni des créateurs d'entreprise ni de géniaux "disrupteurs" schumpeteriens qui ont créé leur activité dans un garage. Carlos Ghosn n'est pas de la race des Ford, des Bill Gates, des Steve Jobs, des Richard Branson ou des Elon Musk ! Comment, donc, traiter ce sujet ? A mes yeux, négocier la rémunération des dirigeants pourrait faire partie du contrat social d’une entreprise : par exemple, en période de crise et de restructuration, les salariés consentent à faire des efforts à condition que le dirigeant ne gagne pas plus de 10 fois, par exemple, ce que gagne en moyenne un salarié.
Oui, mais c'est pour d’autres raisons, parce que le cadre de ces accords est trop rigide, il comprend trop de conditions posées aux entreprises. Sur ce point, il faudrait d’ailleurs unifier tous les accords portant sur l’emploi et le temps de travail : les accords de type Aubry (Ndlr : sur les 35 heures), les accords de maintien de l’emploi, ou accords défensifs, et les accords emploi offensifs envisagés dans le projet de loi Travail. On pourrait imaginer une négociation globale sur le travail, l’emploi et la rémunération, en laissant le maximum de marges de manœuvre aux syndicats pour les relégitimer. Encore une fois, c’est un pari compte-tenu de la faible représentativité des acteurs syndicaux. Mais avons-nous le choix ?
Oui, mais les patrons ne sont pas tous sur la même longueur d’ondes, il y a une grande diversité patronale sur le sujet. Je pense que les plus grands patrons sont ceux qui croient que le dialogue social est un facteur de compétitivité. Mais la loi corséte tellement le dialogue social en le rendant très formel qu’il est très difficile de montrer en France qu’un bon dialogue social favorise la compétitivité.

D’où la tentation de certains patrons de dire : l’idéal, c’est de se passer de dialogue social et de syndicats, de prendre des décisions unilatérales. Mais autant les patrons sont légitimes à se plaindre d’un excès de textes légaux et de réglementation, et d’une complexité trop grande des institutions représentatives du personnel (nous avons dénombré avec Franck Morel pas moins de 12 mandats à partir de 300 salariés), autant ils ne sont pas fondés à se donner comme idéal une entreprise sans syndicats ni dialogue social, avec appel direct aux salariés !
Au fil des années, la loi a renforcé le formalisme des comités d’entreprise. C’est la partie du code du travail sur les relations collectives, notamment en entreprise, qui s’est le plus alourdie avec de nouvelles obligations de négociation, des documents très formels à produire, des seuils à respecter, etc.

Ce n’est pas ce que j’appellerai un renforcement du comité d’entreprise mais une sorte de bureaucratie sociale basée sur des règles très formelles. Il ne s’est en revanche pas passé grand-chose du côté de la représentation des salariés dans le conseil d’administration. Nous proposons de faire le contraire : en revenir à des règles plus souples pour le comité d’entreprise et avancer sur la représentation des salariés dans le conseil d’administration avec un représentant au minimum dans tout conseil d’administration, un salarié ou des salariés élus directement par les salariés de l’entreprise.
Les activités sociales et culturelles gérées par le comité d’entreprise sont un héritage direct du Front populaire et de la Libération mais aussi des pratiques paternalistes dans les entreprises : dans les années 30, certains patrons, de façon unilatérale, géraient des aides pour les familles, attribuaient des primes à la naissance, construisaient des logements. Pour moi, tout ceci renvoie à une conception assez archaïque des rapports sociaux.

Je ne vois pas en quoi la collectivité de l’entreprise peut s’immiscer dans ce genre de considérations culturelles ou de loisirs. Dans le domaine des vacances, par exemple, vous avez tout sur le marché, d'autant que les pratiques (dates de départs, choix des destinations , etc.) se sont individualisées. Attention, je ne dis pas qu’il faut supprimer les œuvres sociales, bien sûr, mais je dis que ce n’est pas par cette voie que les syndicats vont reconquérir leur légitimité et leur représentativité auprès des salariés. Ce n’est pas parce qu’ils géreront bien les colonies de vacances qu'ils vont gagner en crédit en tant que négociateurs sociaux…
Je le sais bien mais justement, cela brouille les choses. Il faudrait savoir : demande-t-on aux syndicalistes de gérer des colonies de vacances ou de négocier pour les salariés des accords sur l’emploi, le temps de travail, les conditions de travail et les rémunérations ? J’ai tendance à privilégier la deuxième réponse.
(*) Joseph Schumpeter est un économiste autrichien (1883-1950) qui a théorisé la destruction créatrice, c'est à dire le fait que l'innovation initiée par des entrepreneurs est à l'origine, sur le long terme, de la croissance économique. Pour en savoir plus, lire cet article.
►Suite de notre série vendredi 8 juillet avec l'interview du sociologue Arnaud Mias : "On ne s'engage plus seulement pour dénoncer des conditions de travail mais aussi pour occuper une place singulière dans l'entreprise"
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